Se faire discret, c’est tout un art. Surtout en tant que photographe. Francesca Todde l’a appris avec les oiseaux de Tristan Plot, ornitothérapeute vivant avec une « troupe » d’oiseaux-artistes. Entretien à l’occasion de son exposition « A Sensitive Education » (« Une éducation de la sensibilité ») au Festival de la jeune photographie européenne « Circulation(s) », au Centquatre à Paris et en ligne.
Tristan est éducateur d’oiseaux. Grâce à sa capacité d’entrer en communication et en communion avec les oiseaux (« une sorte de méditation »), il arrive, par exemple, à convaincre sa corneille Bayo, sa cigogne blanche Mildred ou sa chouette effraie Boubo à « jouer » ou plutôt « voler » dans des films ou des pièces de théâtre de metteurs en scène très connus comme Pascal Quignard et Marie Vialle. Du coup, l’extraordinaire sensibilité de Tristan a frappé l’œil et touché le cœur de la photographe italienne Francesca Todde. Munie de son masque noir très pointu (un hommage au bec noir de Bayo ?), elle nous raconte ses révélations et comment elle, la chasseuse d’images, s’est convertie à la pêche d’image.
RFI : Comment est venue l’idée de ce projet photographique avec Tristan Plot ?
Francesca Todde : Je travaille depuis 2011 sur la relation des hommes avec les animaux. Et je travaille aussi depuis longtemps avec le Théâtre du Centaure à Marseille. Lors d’un spectacle du Théâtre au Festival d’Avignon, j’ai rencontré Tristan et je lui ai demandé si je pouvais lui rendre visite à sa maison et le suivre en tournée. Tristan travaille sur l’éducation des oiseaux pour les faire participer aux spectacles de théâtre, aux films de cinéma ou de documentaire. Il pratique aussi l’ornithothérapie, une nouvelle science qu’il est en train d’expérimenter avec des détenus de la prison de Poitiers. C’est une sorte de médiation à travers les oiseaux. Mais, comme les oiseaux ne sont pas des mammifères, c’est très compliqué.
Qu’est-ce qui vous fascine particulièrement chez cet éducateur d’oiseaux ?
Depuis toujours, je suis fascinée par les oiseaux. J’ai lu des livres d’éthologie [l’étude scientifique du comportement des espèces animales, y compris l’humain, ndlr], de Konrad Lorenz qui parle beaucoup des choucas, ces petits corvidés avec des yeux bleus, de l’intelligence des oiseaux. Ce qui m’intéresse est d’interroger l’animal de manière différente à celle à laquelle on est habitué. Par exemple, peut-on imaginer de l’empathie entre les animaux et nous, sachant qu’on est aussi des animaux. Peut-on imaginer de jouer ensemble, d’entrer en communication intellectuelle avec eux ?
Tristan est dresseur d’oiseaux. Jouent-ils véritablement un rôle dans des pièces de théâtre ou au cinéma ?
La Rive dans le noir, de Pascal Guignard et Marie Vialle était une super belle pièce. Il y avait deux oiseaux de Tristan : la chouette effraie Boubo et la corneille Bayo. C’était une pièce métaphysique. Ils jouaient les rôles du jour et de la nuit. Ce qui est très beau dans le travail de Tristan, avant tout, il prend le temps de travailler avec les oiseaux à leur rythme. C’est une des choses les plus importantes de sa méthode. Du coup, il ne force jamais. C’est toujours quelque chose qui se passe en communication avec les oiseaux, jamais par la force. C’est toujours quelque chose de très délicat. C’est beau de voir la fragilité de la mise en scène avec les oiseaux. Ils ne sont pas des machines qui volent de l’un côté à l’autre. Pour eux aussi, c’est un jeu.
En tant que photographe, qu’avez-vous appris de la sensibilité des oiseaux ?
J’ai découvert que l’animal comme on l’entend toujours, la férocité, en fait, elle n’existe pas. Les animaux sont beaucoup plus délicats que nous. Ils ont des codes expressifs qui sont faits à partir de variations minimales. Pour entrer en communication avec eux, il faut être hyper attentif et éduquer sa propre sensibilité pour chercher à entrer en contact avec eux. Pour moi, avec la photographie, c’est exactement ça aussi. Quand j’ai commencé ce projet documentaire sur son travail, au début, c’était horizontal. Après, j’ai vu qu’il y avait quelque chose qui me manquait. Donc, j’ai cherché un peu plus loin et surtout j’ai consacré du temps. Je me suis dit : le projet sera fini quand il sera fini. Cela a duré deux ans et demi. Je suis passé à un autre regard. À un regard de quelqu’un qui est immobile et attend que les choses se passent.
Qu’est-ce qui a d’autre changé chez vous ?
J’ai aussi dû changer mon approche vers les oiseaux. J’ai changé mes habits, parce que certains vêtements sont interprétés par les oiseaux comme dangereux. Par exemple, quand il y a des choses qui flottent dans l’air, ce n’est pas bien pour eux. J’ai dû m’éduquer pour entrer dans une intimité avec les oiseaux. Pour cela, presque toutes les photographies sont réalisées en vertical. Ce sont des détails, des choses très subtiles qui racontent des choses invisibles.
Peut-on parler d’une photographie « émotionnelle » ?
Oui. C’est surtout sensitif. Il faut accorder son propre rythme avec le rythme des autres.
Vous évoquez aussi les étourneaux qui changent de couleur selon les saisons. Qu’avez-vous appris en tant que photographe sur la couleur ?
C’est super intéressant. Je ne savais rien de tout cela avant. Tristan m’a tout appris. Les oiseaux voient les choses différemment, ils aperçoivent des ondes de lumière que nous, on ne voit pas, par exemple les UV [ultraviolet, ndlr]. Nous ne savons pas comment les oiseaux se voient entre eux. L’étourneau, par exemple, une partie de sa couleur est faite par les pigments, la mélanine présente sur ses plumes. Le vert et le violet sont une réfraction de la lumière.
Depuis le premier confinement et le début de la pandémie, les villes se sont vidées et, en même temps, peuplées plus d’oiseaux. Le regard des gens sur votre travail a-t-il changé ?
Il a changé beaucoup. En Italie, nous aussi, lors du premier confinement, on avait toujours le merle la nuit qui chantait dans les rues vides. On s’est rendu compte qu’on est interconnecté avec les animaux. On a compris qu’il serait très intéressant de les comprendre et d’aller vers eux. On avait imprimé 300 livres et on les a déjà tous vendus [la deuxième édition du livre sera disponible à partir de mai], malgré cette année de pandémie. Cela donne l’impression que les gens s’intéressent actuellement vraiment à ce sujet. C’est beau.
On fait parfois la distinction entre les chasseurs d’images et les autres qui vont plutôt à la pêche ou cueillant les images. Comment vous voyez-vous en tant que photographe ?
C’est très étrange [rires]. Quand j’ai commencé ce projet avec Tristan, j’ai pensé la photo un peu comme aller à la chasse. Mais, très vite, chez Tristan, je ne voulais plus chasser. Lors de notre première rencontre, je n’ai même pas sorti la caméra. J’avais presque peur de lui dire. Je ne voulais pas shooter et puis dire stop. Après, petit à petit, j’ai confié à Tristan aussi mes doutes par rapport à la chasse [aux photos]. En plus, l’œil humain et aussi l’œil du photographe, pour les oiseaux, c’est un œil de prédateur. La caméra, c’est un œil très grand, très inquiétant pour eux. Du coup, on a parlé beaucoup de cela et à un certain point, lui, il m’a dit : tu sais, la photo peut être une manière de prendre, mais cela peut être aussi une manière de donner. C’est ça qui m’a donné la liberté de faire mon travail. La question de la chasse et de la pêche, en tant que photographe, c’est très intéressant. Quand tu fais de la photo argentique, tu te sens un peu plus pêcheur.
► Francesca Todde : A Sensitive Education, exposition au Festival « Circulation(s) » 2021 au Centquatre, à Paris, et en ligne, jusqu’au 2 mai 2021.
► Le site de la maison d’édition indépendante Départ Pour L’Image, cofondée par Francesca Todde avec l‘artiste Luca Reffo