
Si les quatrièmes législatives organisées en Israël en deux ans n’ont pas encore, jusqu’ici, permis de sortir le pays de l’impasse politique, elles ont été marquées par la percée de Mansour Abbas, un politicien arabe et islamiste qui pourrait influer sur l’avenir politique du Premier ministre, Benjamin Netanyahu.
Il y a deux ans, lorsque Mansour Abbas a été élu député sur une liste regroupant quatre partis arabes, peu d’Israéliens le connaissaient. Il faut dire qu’à l’époque, les rares fois où il faisait la une de l’actualité nationale, c’était toujours en compagnie de ses collègues parlementaires arabes israéliens, où l’islamiste, avec sa barbe taillée et ses chemises à col ouvert, dénotait parmi les laïques en costume-cravate et les femmes à la tête découverte.
Mais c’était en 2019, soit à des années-lumière politiques des élections législatives du 23 mars dernier. L’islamiste de 46 ans est maintenant qualifié de “faiseur de roi”, lui qui pourrait permettre ou pas au Premier ministre Benjamin Netanyahu, au pouvoir depuis 2009, d’entamer un sixième mandat record. Selon l’agence AP, “le scrutin serré en Israël signifie qu’un islamiste arabe pourrait choisir le prochain Premier ministre”
Ces élections, considérées comme un référendum sur Benjamin Netanyahu, poursuivi pour corruption dans trois affaires différentes, laissent encore l’État hébreu embourbé dans une impasse politique, malgré quatre législatives en deux ans.
Mais peu importe ce que l’avenir réserve au Premier ministre, ces législatives ont débouché sur un bouleversement de la politique israélienne. Car après plus de sept décennies de marginalisation démocratique, les Arabes israéliens – les Palestiniens restés sur leurs terres après la création d’Israël en 1948 et qui constituent un cinquième de la population du pays – ont émergé en tant que force politique.
Dans ce scenario improbable, un islamiste palestinien peut ainsi avoir son mot à dire sur le sort d’un dirigeant juif de droite. Alors même que celui-ci a, par le passé, remporté des élections en utilisant une rhétorique raciste et un discours alarmiste, disant par exemple, en 2015, que “la droite était en danger” parce que “les électeurs arabes arrivaient en masse aux bureaux de vote”.
Aux législatives de mardi, le parti Raam de Mansour Abbas a remporté quatre des 120 sièges de la Knesset. Des sièges qui pourraient être décisifs, d’autant plus que Mansour Abbas, très en vue – contrairement à d’autres politiciens arabes israéliens dans le passé – n’a pas exclu de rejoindre un gouvernement israélien.
“S’il y a bien un homme politique qui a fait une promesse claire à ses électeurs, c’est Mansour Abbas, qui a dit vouloir être avec eux les faiseurs de roi après les élections, et ils le sont”, indique à France 24, Arik Rudnitzky, expert de l’électorat arabo-israélien à l’Institut israélien de la démocratie, un think tank situé à Jérusalem. Mansour Abbas a tenté d’introduire une nouvelle approche dans la politique arabe en Israël en indiquant clairement qu’il était prêt à coopérer avec n’importe quel gouvernement pour servir les intérêts de sa circonscription.”
“Mansour Abbas pourrait être en mesure de délivrer Netanyahu ou l’empêcher de gouverner”, a commenté l’analyste politique israélien Eylon Levy.
Dans un entretien accordé mercredi à une radio israélienne, le député islamiste a déclaré que son parti était “prêt à s’engager” avec le camp de Netanyahu ou avec celui de ses rivaux. “Nous ne sommes dans la poche de personne, ni de la droite ni de la gauche”, a-t-il déclaré.
Cause commune avec les partis juifs ultra-orthodoxes
Une déclaration quasiment identique mot pour mot avait propulsé, l’année dernière, Mansour Abbas à la une des journaux israéliens et contribué à son ascension fulgurante sur la scène politique du pays.
Dans une interview accordée au Jerusalem Post l’année dernière, le député islamiste faisait remarquer que “la plupart du temps, les partis arabes font automatiquement partie de la gauche, sans tenir compte des questions essentielles”. Selon lui, cette approche était “erronée” et nécessitait un repositionnement. “Nous ne sommes pas dans la poche de la gauche ou de la droite, nous devons agir dans l’intérêt de la société arabe qui nous a choisis.”
Mansour Abbas était alors au cœur de l’actualité après avoir aidé les parlementaires du Likoud de Benjamin Netanyahu à contrecarrer une tentative de l’opposition d’ouvrir une enquête parlementaire sur le rôle du Premier ministre dans “l’affaire des sous-marins”, qui porte sur des allégations de corruption dans l’achat par Israël de navires de guerre au constructeur naval allemand ThyssenKrupp.
Le leader du parti Raam avait alors insisté sur le fait que le Premier ministre avait suivi les règles déontologiques et avait rejeté les accusations selon lesquelles il aurait subi des pressions politiques lors de cet affaire. Cette volonté de franchir les lignes rouges de la politique israélienne en votant en faveur de l’immunité de Benjamin Netanyahu et en proposant publiquement d’aider à soutenir le futur gouvernement du Premier ministre de droite a placé Mansour Abbas sous les feux de la rampe.
À l’époque, le parti Raam faisait partie de La Liste arabe unifiée, une alliance de partis arabes de gauche qui s’opposaient aux politiques anti-arabes de la droite israélienne, telles que la “Loi sur l’État-nation”, qui renforçait l’identité exclusive d’Israël en tant qu’État juif, tout en dévaluant l’identité et les droits arabes.
La Liste arabe unifiée avait enregistré des gains records au cours des deux dernières années, remportant 13 sièges lors des élections de septembre 2019 et portant ce chiffre à un record de 15 sièges lors du scrutin d’avril 2020, ce qui en avait fait le troisième bloc le plus important du Parlement.
Cette alliance a notamment empêché Benjamin Netanyahu d’obtenir la majorité nécessaire pour former un gouvernement, en soutenant son rival, le centriste Benny Gantz. Pourtant ce dernier, alors qu’il était encore chef d’état-major, s’était vanté d’avoir ramené une partie de Gaza “à l’âge de pierre” après la guerre de 2014.
Un choix difficile pour la Liste arabe unifiée, mais comme l’a expliqué le leader du bloc, Ayman Odeh, c’était un moindre mal, comparé au danger que représente un gouvernement Netanyahu et à la discrimination continue subie par la communauté arabe en Israël.
Mais le franchissement soudain par le Raam de la ligne rouge “tout sauf Netanyahu” et sa volonté de trouver une cause commune avec les partis juifs ultra-orthodoxes sur les questions sociales conservatrices ont mis l’alliance arabe à rude épreuve.
Un islamiste, un dentiste et un “gentleman”
Cette capacité de Mansour Abbas à jeter des ponts avec les partis juifs conservateurs est à bien des égards, le fruit de son parcours et de ses ambitions politiques.
Né à Maghar, une ville à majorité druze du nord d’Israël, où vivent depuis l’Antiquité des communautés juives et chrétiennes, puis musulmanes, Mansour Abbas a été exposé dès son plus jeune âge à la coexistence multiculturelle.
“Ce contexte de coexistence, de multiculturalisme et d’échanges avec d’autres religions a façonné sa conduite politique et personnelle”, souligne Arik Rudnitzky.
Après le lycée, Mansour Abbas s’est inscrit à l’Université hébraïque de Jérusalem, où il a rencontré le fondateur du Mouvement islamique en Israël. Le jeune étudiant dentiste était un fervent musulman et son engagement dans un mouvement promouvant les valeurs islamiques parmi les Palestiniens restés sur leurs terres après la création d’Israël en 1948 était une évidence.
“Mansour Abbas est un islamiste par orientation, un dentiste par profession et un gentleman dans sa conduite personnelle”, estime Arik Rudnitzky, qui l’a rencontré à plusieurs reprises.
Le Raam est le bras politique de la branche sud du Mouvement islamique, plus modérée, désireuse de s’engager dans le processus démocratique israélien.
Après avoir obtenu son diplôme, Mansour Abbas a gravi les échelons du parti jusqu’à son élection à la Knesset en avril 2019 dans une coalition conjointe avec le parti de l’Alliance démocratique nationale (Balad), un parti progressiste fondé par des intellectuels palestiniens israéliens et membre de La Liste arabe unifiée. Mais dès l’année suivante, les divisions au sein de cette alliance commençaient à se manifester.
Des questions sociales aux questions politiques
En juillet 2020, Mansour Abbas et ses collègues parlementaires du Raam ont voté contre un projet de loi interdisant la controversée “thérapie de conversion” des homosexuels. Ayman Odeh, le leader de La Liste arabe unifiée, ainsi que deux autres députés du bloc, avaient, eux, approuvé le projet de loi. Après le vote, Mansour Abbas les a accusé de rompre avec leurs racines culturelles.
“La société arabe protège ses fils et ses filles de la détérioration morale et comportementale”, a-t-il déclaré à un site d’information sur le Moyen-Orient, The Media Line, ajoutant que la législation visait à “encourager” l’homosexualité dans la communauté arabe israélienne.
Au cours de la période précédant les dernières législatives, les divergences se sont élargies, en s’étendant des questions sociales aux questions politiques. Notamment par la volonté affichée du chef du parti Raam d’entrer dans le jeu politique de Benjamin Netanyahu.
“Les chiffres parlent d’eux-mêmes”, a déclaré l’analyste politique Eylon Levy, alors que les résultats définitifs donnent quatre sièges au Raam. “Il est clair qu’il a fait appel à une frange de la communauté arabe plus ouverte à la coopération politique. Les sondages montrent que la communauté est plus ouverte à jouer un rôle plus actif que la Liste arabe unifiée reléguée dans l’opposition.”
Un avis que partage Arik Rudnitzky : “Le Mouvement islamique a joué un rôle très important dans la société arabe, notamment l’année dernière lors de la pandémie de coronavirus, dans un contexte de détérioration de la situation sociale et économique”, explique-t-il. “Mansour Abbas a essayé d’introduire une nouvelle approche de la politique arabe en Israël en soulevant les problèmes de la société arabe et en demandant au gouvernement de prendre en charge leurs demandes.”
Pendant la campagne, au moins, le candidat Benjamin Netanyahu était prêt à prêter publiquement attention à de telles demandes. Pressé de sortir de l’impasse politique qui dure depuis deux ans, le Premier ministre israélien a tenté de courtiser le vote arabe avant les dernières élections, visitant les centres de vaccination dans les villes arabes pour souligner sa gestion efficace de la crise sanitaire et vantant les rapprochements diplomatiques conclus l’année dernière par Israël avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan.
Les portes du pouvoir ne lui seront pas forcément ouvertes
Benjamin Netanyahu et Mansour Abbas ont également trouvé une cause commune dans une campagne de lutte contre la criminalité dans les communautés arabes qui ont connu une hausse de la violence. Quelques semaines avant le scrutin, le gouvernement a approuvé un plan de lutte contre la criminalité de 45 millions de dollars pour ces communautés.
L’approche arabe du leader du Likoud – y compris le fait qu’il ait adopté le surnom “Abou Yair” (“père de Yair”), selon la coutume arabe qui consiste à désigner les parents comme père ou mère de leur fils aîné – a suscité des ricanements du côté de la gauche israélienne et des Palestiniens plus âgés qui portent encore le deuil de leurs terres et de leur peuple.
“Il peut porter une jalabiya [tunique] et s’appeler Abou Yair à partir de maintenant jusqu’aux élections”, a ironisé Ahmed Tibi, l’un des leaders de la coalition des partis arabes israéliens, à The Economist au début du mois. “Ceux qui le croient, le méritent.”
Face à la détérioration des conditions socio-économiques et au virage politique à droite du pays, qui ne montre aucun signe d’inversion, les électeurs semblent prêts à donner sa chance à Mansour Abbas.
Dans un entretien accordé à la radio de l’armée mercredi, Mansour Abbas a laissé entendre qu’il avait des ambitions encore plus audacieuses à la suite des dernières élections. “Nous voulons utiliser non seulement les outils parlementaires, mais aussi les outils du gouvernement pour améliorer des choses dans l’intérêt de la société arabe”, a-t-il déclaré.
Mais ce n’est pas pour autant que, malgré tous ses discours de rapprochement politique avec la droite, les portes du pouvoir lui seront grandes ouvertes.
Des postes ministériels pour des politiciens islamistes pourraient être très difficiles à obtenir en Israël. Si elle doit rassembler les 61 sièges nécessaires à la formation d’un gouvernement, la coalition au pouvoir de Benjamin Netanyahu devra inclure le Parti sioniste religieux, dont les membres n’accepteront probablement pas de s’associer à un parti arabe.
Pourtant, les principaux partis de la droite israélienne préfèrent depuis longtemps les islamistes aux responsables et aux mouvements palestiniens de gauche, qui prônent le dialogue plutôt que la confrontation sur des questions majeures, notamment les colonies en Cisjordanie.
Mais que Mansour Abbas intègre ou non une coalition, sa stratégie électorale en a fait un acteur essentiel de la scène politique israélienne.
“Même s’il reste en dehors de la coalition au pouvoir, il restera définitivement un faiseur de roi, conclut Arik Rudnitzky. Le temps et la patience sont les maîtres-mots des islamistes. Ils ont obtenu un résultat important et ce n’est qu’un tremplin pour l’avenir.”
L’article original en anglais, adapté en français par Marc Daou.