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En examinant la présence grecque en Afrique du Nord dans l’Antiquité, on constate rapidement qu’elle se distingue de celle dans d’autres régions de la Méditerranée. Contrairement aux rivages de l’Italie méridionale, de la Sicile, de l’Asie Mineure et de la mer Noire, où l’on retrouve de nombreuses cités grecques florissantes nées de la vague de colonisation des VIIIe au VIe siècles av. J.-C., l’Afrique du Nord n’abrite qu’une seule véritable colonie grecque d’importance : Cyrène, fondée en 631 av. J.-C. Cette relative rareté des implantations pérennes grecques dans cette région soulève des interrogations quant à ses causes profondes. De fait, ce contraste manifeste avec le reste du monde grec ne peut être le fruit du hasard, loin s’en faut. À travers cet article, j’expliquerai les principaux facteurs géographiques, historiques, culturels et humains qui ont freiné l’essaimage grec en Afrique du Nord, à une époque où la colonisation était pourtant un phénomène majeur de l’aire égéenne.

Un littoral inhospitalier pour l’installation de colonies

Le premier obstacle à la colonisation grecque en Afrique du Nord réside dans les caractéristiques géographiques de son littoral, qui s’avèrent plutôt défavorables à l’implantation de nouveaux venus. Cette longue bande côtière qui s’étire des confins de la Cyrénaïque à l’actuel Maroc est une zone aux paysages souvent arides et semi-désertiques, ponctuée de rares plaines fertiles. Or, les colons grecs recherchaient avant tout des terres propices à l’agriculture pour se sédentariser, installer leur nouveau noyau urbain et assurer leur subsistance. La prédominance de reliefs montagneux et d’étendues rocailleuses proches du rivage rendait cette région peu attrayante, excepté quelques rares oasis comme celle de Cyrène. À cet égard, elle contraste fortement avec l’arrière-pays fertile de la Grande Grèce en Italie du Sud, ou avec les plaines opulentes de Thrace et d’Anatolie qui attirèrent tant de colons grecs.

Autre spécificité géographique de l’Afrique du Nord, sa situation géographique très occidentale par rapport aux cités grecques de la métropole. Bien que certaines colonies chypriotes comme Kition et des cités phéniciennes fussent déjà présentes sur le pourtour méditerranéen, les premiers colons grecs venus d’Ionie, des îles égéennes ou du Péloponnèse étaient-ils vraiment tentés par une aussi lointaine odyssée vers l’ouest, au-delà des colonnes d’Héraclès, pour s’installer sur cette inhospitalière bande littorale ? N’était-ce pas là s’aventurer bien au-delà des limites du monde grec maritime connu ? Le risque était grand d’aller s’établir dans un environnement complètement étranger, avec peu de chances d’être secouru en cas de difficulté, ou de pouvoir maintenir des liens commerciaux suivis avec la métropole. Au contraire, la colonisation en Italie méridionale, en Sicile ou en mer Noire permettait de demeurer dans un cadre géographique plus familier, à portée de voile des cités mères égéennes.

Il est vrai que Cyrène, la colonie grecque la plus occidentale fondée selon la tradition en 631 av. J.-C., fait figure d’exception majeure. Mais cette île de verdure isolée sur un plateau semi-désertique de Cyrénaïque orientale fut un cas à part, favorisée par des conditions climatiques clémentes et un accès facilité depuis les îles de l’Égée. Située sur une route maritime et commerciale ancienne reliant l’Égypte à la Grèce, elle constituait surtout un relais idéal pour le commerce avec l’Égypte et un tremplin potentiel pour accéder aux richesses de l’intérieur des terres africaines. À l’inverse, la partie occidentale de l’Afrique du Nord était alors pour les Grecs une véritable terra incognita moins accessible, qui n’offrait pas les mêmes avantages géostratégiques.

Un littoral déjà contrôlé par les Phéniciens de Carthage

Un second obstacle majeur à la colonisation grecque en Afrique du Nord fut la mainmise des puissantes cités phéniciennes, en premier lieu Carthage, sur le littoral occidental depuis le IXe siècle av. J.-C. Colonies de la grande ville-État de Tyr, ces avant-postes puniques assuraient à leur métropole le contrôle des routes maritimes et un accès privilégié aux richesses de la Méditerranée occidentale.

Principales colonies phéniciennes en Afrique du Nord Date de fondation estimée
Utique 1101 av. J.-C.
Carthage 814 av. J.-C.
Hadrumète VIIe siècle av. J.-C.
Leptis Magna VIIe siècle av. J.-C.

Quand les premiers navires grecs commencèrent à longer les côtes africaines à la recherche de nouveaux comptoirs, ils se heurtèrent à la puissance commerciale et militaire des colonies puniques déjà solidement implantées. Selon l’historien Hérodote, les Grecs de la cité de Théra tentèrent vers 630 av. J.-C. de s’implanter sur la côte libyenne aux environs de Leptis Magna, mais furent rapidement chassés par les Carthaginois et leurs alliés indigènes.

Dès lors, les Puniques ne cessèrent de s’opposer à toute nouvelle tentative d’installation grecque en Afrique du Nord, y voyant une menace pour leur hégémonie commerciale dans la région. Mieux armés et organisés que les colons grecs sans véritable soutien de la métropole lointaine, ils parvinrent à contenir les velléités coloniales de ces derniers. À l’exception de Cyrène implantée dans une région alors négligée par Carthage, toute la bande côtière qui s’étend de la Cyrénaïque à l’actuel Maroc fut considérée par les Puniques comme leur chasse gardée, interdite aux Grecs.

Cette emprise phénicienne s’exerçait non seulement sur les richesses maritimes de la Méditerranée occidentale, mais aussi sur le commerce caravanier avec l’intérieur des terres africaines. Les villes puniques côtières prospéraient en effet grâce à des relations suivies avec de puissants royaumes sahariens comme ceux des Garamantes et des Nigritiens, qui leur fournissaient les produits convoités de l’Afrique noire : métaux précieux, pierres semi-précieuses, ivoire, bois rares, or, encens, etc. Là encore, Carthage entendait préserver le contrôle exclusif de ces routes caravanières et des trafics qui faisaient sa prospérité.

Une région déjà largement ouverte à l’hellénisation par le commerce

Un troisième facteur expliquant la rareté des colonies grecques en Afrique du Nord se trouve peut-être dans l’intensité des relations commerciales qui reliaient déjà cette région au monde grec, dès les VIIIe/VIIe siècles av. J.-C. Comme nous l’avons vu, les comptoirs phéniciens installés le long des côtes nord-africaines étaient d’importants points de transit pour les marchandises grecques en provenance de la mer Égée. De nombreux vestiges archéologiques, notamment des céramiques grecques archaïques, prouvent que les produits de luxe comme les vins, huiles et autres poteries grecques purent ainsi accéder aux marchés africains et circuler par les pistes caravanières vers les royaumes de l’intérieur.

De ce commerce naquit une certaine hellénisation de l’Afrique du Nord antique, sans qu’il y eût besoin d’une colonisation grecque pérenne. Les riches élites phéniciennes de Carthage ou des autres cités maritimes puniques étaient déjà de grandes consommatrices des produits grecs, dont elles appréciaient le raffinement et le luxe. Une diaspora négociante grecque permanente y résidait d’ailleurs dès le IVe siècle av. J.-C. comme le rapportent les sources antiques.

Par ailleurs, le monde grec influença aussi la culture des populations berbères locales qui participaient au fructueux commerce caravanier de l’intérieur des terres. L’art et l’artisanat berbères présents dans les riches nécropoles de la Maurétanie occidentale témoignent d’un métissage croissant avec les apports helléniques, sans que des colonies grecques permanentes n’eussent été nécessaires. Les croisements ethniques furent d’ailleurs fréquents, catalysés par les échanges humains et marchands entre le littoral punique et méditerranéen et le monde berbère de l’arrière-pays saharien. Des marchands grecs nomades ont pu ainsi épouser des Berbères de l’intérieur et transmettre petit à petit leur culture, sans s’impliquer dans une entreprise de colonisation.

En définitive, les contacts commerciaux et culturels intenses et anciens entre Grecs et Africains du Nord rendaient peut-être moins cruciale la nécessité d’implanter des colonies permanentes, qui étaient davantage un moyen d’assurer des débouchés captifs pour l’économie des cités grecques dans d’autres régions moins ouvertes sur l’hellénisme. En Afrique du Nord en revanche, les populations locales étaient déjà familiarisées avec le mode de vie grec et participaient pleinement aux réseaux marchands les reliant à l’aire égéenne. L’absence de colonies durables n’empêcha donc pas une profonde hellénisation périphérique de la région par les voies pacifiques du commerce.

Un monde africain difficilement pénétrable par les Grecs

Bien que les contacts entre Grecs et Africains aient été nombreux et mutuellement enrichissants, le cloisonnement culturel régnait encore largement entre les deux mondes au moment des grandes vagues de colonisation grecque. L’hostilité et la défiance réciproques rendaient difficile pour les navigateurs hellènes l’implantation durable à l’intérieur des terres africaines, en dehors des zones côtières ouvertes par le commerce régional.

La Grèce archaïque évoluait dans un monde mental très délimité, où le monde des « Barbares » demeurait celui de l’altérité absolue, de la non-civilisation. La défiance était grande envers des peuples si différents par leurs mœurs, leur langue et leur culture, qui plus est nomades pour beaucoup d’entre eux contrairement au mode de vie citadin des Grecs. Aux marges extrêmes du monde connu, ces derniers projetaient de nombreuses peurs irrationnelles liées à ce monde inconnu. Ainsi le périple du Carthaginois Hannon vers 500 av. J.-C. relate l’effroi des marins puniques confrontés à l’apparence bestiale des « Gorilles » rencontrés le long des côtes occidentales africaines. Par ce prisme déformant de l’ethnocentrisme ambiant, l’intérieur des terres lybiques était perçu par les Grecs comme un repère de monstres inquiétants et dangereux, plutôt que comme une région de possibles échanges et d’enrichissement mutuel.

Cette perception négative découlait aussi d’une incompréhension profonde des réalités africaines bien différentes du monde grec. Nomades ou semi-sédentaires pour la plupart, organisées en tribus ou royaumes aux structures tribales fluides, les populations berbères devaient sembler bien éloignées du modèle de la cité-État policée autour d’un terroir cultivé. Difficile pour les Grecs égéens, vivant repliés sur eux-mêmes et ignorant volontairement l’Autre, d’aller coloniser ces vastes territoires intérieurs où les réseaux commerciaux et humains se nouaient sur des distances inimaginables pour eux, dépassant de loin l’espace resserré des cités.

À l’inverse, les Phéniciens qui multipliaient les contacts avec ces populations africaines, en avaient une connaissance bien plus affinée. Initiés aux rythmes du désert et à ses routes caravanières par des siècles de liens marchands, ils purent plus aisément traiter avec les puissants royaumes berbères sédentaires ou nomades, et installer des comptoirs commerciaux permanents. Les colons grecs, eux, demeurèrent longtemps défiants et peu désireux d’affronter ces mondes si étranges et hostiles en apparence. Il leur était par conséquent malaisé de pénétrer et de se fixer loin du littoral familier. Seule l’exceptionnelle prospérité de Cyrène sa position privilégiée entre l’Égypte et le désert motivèrent les Grecs à assurer leur sécurité par une présence permanente en ces confins du monde connu.

Des facteurs historiques et militaires défavorables

En dehors de ces considérations géographiques, culturelles et humaines, des facteurs historiques et militaires entrèrent également en jeu pour freiner la pénétration des colonies grecques en Afrique du Nord. À l’exception de Cyrène installée tôt dans un relatif no man’s land saharien, les Grecs se heurtèrent en effet aux résistances conjuguées des puissants royaumes berbères belliqueux de l’intérieur et de la domination navale des Puniques sur les rivages.

Du VIIIe au VIe siècle av. J.-C., la mer intérieure était encore le théâtre de violents affrontements entre les deux grandes civilisations maritimes rivales : la phénicienne et la grecque. Pour les navigateurs grecs commerçant en Méditerranée occidentale, chaque expédition côtière était un défi face aux vaisseaux et aux bases maritimes puniques bien implantés. Leur liberté de mouvement était ainsi contrainte, tout comme leur capacité à élire une nouvelle colonie sans risque de conflit ouvert avec Carthage.

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